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25/04/2015

Les Feuillets d'Hypnos ou la voix d'encre, par Isabelle Guilloteau

« Résistance n’est qu’espérance. Telle la lune d’Hypnos, pleine cette nuit de tous ses quartiers, demain vision sur le passage des poèmes »[1]

 René Char

 

Les Feuillets d’Hypnos ou la voix d’encre[2]

 

1943. Céreste, petit village du Lubéron, au pied des Alpes de haute Provence. Depuis quelques mois déjà, René Char, devenu Capitaine Alexandre dans la résistance, y dirige le réseau chargé d’organiser le débarquement en Provence. Parallèlement, il emprunte son nom  à Hypnos, dieu du sommeil chez les grecs, pour se désigner comme le poète veillant sur son peuple, dans la nuit de la guerre. En effet, révulsé par l’horreur nazie, il a renoncé à sa plume et pris les armes. Char reste poète, mais poète de l’action. Tant qu’un seul soldat allemand occupera le sol français, sa poésie demeurera dans l’ombre. Il a prévenu ses amis : «  le poète est retourné pour de longues années dans le néant du père. Ne l’appelez pas, vous tous qui l’aimez »[3] et renouvellera son refus de publier en cette période de trouble, où l’action doit primer sur l’écriture. Sortir ses vers de la clandestinité pourrait s’apparenter à un partage avec l’ennemi, à un ralliement, ce qui lui est insupportable : «  Je n’écrirai pas de poème d’acquiescement»[4]. Mais lors des nuits du maquis, la brutalité de l’existence ne trouve d’autre exutoire que les mots, et Char continue d’écrire. Une suite de notes, qu’il prend sur des carnets, et dont il ne mesure alors probablement ni la valeur prophétique, ni la puissance poétique. Perpétuellement aux aguets, l’homme n’a plus le temps de composer et l’urgence lui dicte un style fragmentaire : « J'écris brièvement. Je ne puis guère m'absenter longtemps. S'étaler conduirait à l'obsession »[5]. Toutefois, ce qui le différencie des autres poètes de la résistance, c’est la mutation formelle que le contexte opère sur sa poésie. En effet, la brièveté inhérente à la situation précaire de Char va influer sur sa parole, la ramasser dans la forme épurée de l’aphorisme (le plus souvent), et condenser ainsi une vérité dans la fulgurance de ses images. Les exemples foisonnent, mais c’est sans doute dans l’expression du désespoir que l’aphorisme atteint son paroxysme, en terme de puissance suggestive: «  Les yeux seuls sont encore capables de pousser un cri ». [6]

Ecriture conditionnée par la Résistance, Les Feuillets d’Hypnos, nés selon leur auteur « dans la tension, la colère, la peur, l’émulation, la ruse, le recueillement furtif, l’illusion de l’avenir, l’amitié, l’amour »[7], se lisent aussi comme un témoignage sur la Résistance. Affirmation de  l’abjection nazie (« Il existe une sorte d’homme toujours en avance sur ses excréments »[8]), évocation des difficultés de vie dans le maquis- solitude, trahisons, déceptions, dilemmes- c’est une sombre époque, presque une fin de monde que nous dépeint le poète. Si les exécutions- celles des ennemis ou des compagnons de route- sont le lot quotidien du résistant, la mort, omniprésente et familière, n’est jamais acceptée ou banalisée. Là où le combattant ne peut s’attarder, ni s’émouvoir ou s’indigner, le poète à travers ses notes tisse un linceul pour les victimes de l’ombre : « Tel un perdreau mort, m’est apparu ce pauvre infirme que les Miliciens ont assassiné à Vachères […] un œil arraché, le thorax défoncé, l’innocent absorba cet enfer et leurs rires. »[9]. Mais au-delà du contexte particulier de Char, Les Feuillets d’Hypnos révèlent aussi les interrogations d’un homme devant la propension de ses semblables à se maintenir dans la part des ténèbres, celle des crimes et des bassesses, alors qu’il perçoit en eux une aspiration à la lumière : « Je vois l’homme perdu de perversions politiques, confondant action et expiation, nommant conquête son anéantissement. »[10] L’imperfection humaine ne cessera de nourrir la réflexion : «  Un homme sans défaut est comme une montagne sans crevasse : il ne m’intéresse pas »[11]. Encouragée par la communion avec la Nature et les éléments, la méditation s’étendra aux secrets du monde, à sa terre de Provence dans laquelle le poète va puiser une force quasi animale : « Toute la masse d’arôme de ces fleurs pour rendre sereine la nuit qui tombe sur nos larmes »[12].

Alternance de phases de découragement et d’exhortation à l’action, Les Feuillets nous livrent le portrait d’un homme en mouvement, énergique, combattif. Un homme qui ne plie jamais, révolté originel, irréductible, dont l’humanisme, s’il se trouve parfois altéré par sa douloureuse acuité du réel, est plus souvent revigoré par cette même « lucidité, […] la blessure la plus rapprochée du soleil »[13]. Chant simultané d’espoir et de désillusion, peinture de la barbarie et de la fraternité humaines, Les Feuillets d’Hypnos illustrent bien la conciliation des contraires, héritage héraclitéen revendiqué par René Char, et s’inscrivent logiquement dans le recueil Fureur et mystère, qui paraîtra en 1948, dont ils forment la seconde section. Fureur contre l’oppression, mystère des rouages de l’homme et du monde.

 

Ainsi ce « journal » dépasse-t-il le contexte historique de la Résistance. Bien plus qu’un tableau réaliste des horreurs de la guerre, de la faillite d’une époque, Les Feuillets sont cette parole nocturne tendue par l’urgence, ce rêve qui distille des idéaux, politiques et poétiques.  Dédiés à Albert Camus, ils portent cet espoir indéfectible en l’homme, artisan des temps de paix à venir, et cette foi dans le poète, dont les mots peuvent « changer la vie ». L’écriture fragmentée de Char est cet éclair déchirant l’obscurité des cieux. Chargée de la puissance des orages, elle en répand la lumière en affirmant la nécessité et la vocation de la parole poétique :

« Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la Beauté : toute la place est pour la Beauté. »[14]

 

Article publié dans la revue Diptyque, juin 2010

 



[1] Les Feuillets d’Hypnos, in Fureur et mystère, Poésie/Gallimard, note 168

[2] Ibid. Note 194

[3] « Chant du refus, début du partisan », Seuls demeurent, in Fureur et mystère, Poésie/Gallimard.

[4] Les Feuillets d’Hypnos, in Fureur et mystère, Poésie/Gallimard, note 114

[5] Ibid. Note 31

[6] Ibid. Note 104

[7] Ibid. avant propos, page 85

[8] Ibid. Note 28

[9] Ibid. Note 111

[10] Ibid. Note 69

[11] Ibid. Note 32

[12] Ibid. Note 109

[13] Ibid. Note 169

[14] Ibid. Note 237