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10/09/2018

Les jeunes, David Lescot

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« En ce temps-là, tout le monde veut être jeune. Et tout le monde veut être comme les adolescents. Tout le monde veut être adolescent. Aux adolescents on donne tout. On prête tout. On vend tout. Mais aux adolescents on prend tout. On vole tout. 

Les adultes veulent être comme les adolescents, vivre comme les adolescents, aimer comme les adolescents, rester comme les adolescents. 

Et les enfants veulent être comme les adolescents. Grandir comme les adolescents. Aimer comme les adolescents. Boire comme les adolescents. Brûler comme les adolescents. Mourir comme les adolescents. Et puis renaître et puis revivre comme les adolescents. »

Les jeunes, David Lescot.

26/10/2015

Le témoignage poignant de Francine Christophe...


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25/04/2015

Les Feuillets d'Hypnos ou la voix d'encre, par Isabelle Guilloteau

« Résistance n’est qu’espérance. Telle la lune d’Hypnos, pleine cette nuit de tous ses quartiers, demain vision sur le passage des poèmes »[1]

 René Char

 

Les Feuillets d’Hypnos ou la voix d’encre[2]

 

1943. Céreste, petit village du Lubéron, au pied des Alpes de haute Provence. Depuis quelques mois déjà, René Char, devenu Capitaine Alexandre dans la résistance, y dirige le réseau chargé d’organiser le débarquement en Provence. Parallèlement, il emprunte son nom  à Hypnos, dieu du sommeil chez les grecs, pour se désigner comme le poète veillant sur son peuple, dans la nuit de la guerre. En effet, révulsé par l’horreur nazie, il a renoncé à sa plume et pris les armes. Char reste poète, mais poète de l’action. Tant qu’un seul soldat allemand occupera le sol français, sa poésie demeurera dans l’ombre. Il a prévenu ses amis : «  le poète est retourné pour de longues années dans le néant du père. Ne l’appelez pas, vous tous qui l’aimez »[3] et renouvellera son refus de publier en cette période de trouble, où l’action doit primer sur l’écriture. Sortir ses vers de la clandestinité pourrait s’apparenter à un partage avec l’ennemi, à un ralliement, ce qui lui est insupportable : «  Je n’écrirai pas de poème d’acquiescement»[4]. Mais lors des nuits du maquis, la brutalité de l’existence ne trouve d’autre exutoire que les mots, et Char continue d’écrire. Une suite de notes, qu’il prend sur des carnets, et dont il ne mesure alors probablement ni la valeur prophétique, ni la puissance poétique. Perpétuellement aux aguets, l’homme n’a plus le temps de composer et l’urgence lui dicte un style fragmentaire : « J'écris brièvement. Je ne puis guère m'absenter longtemps. S'étaler conduirait à l'obsession »[5]. Toutefois, ce qui le différencie des autres poètes de la résistance, c’est la mutation formelle que le contexte opère sur sa poésie. En effet, la brièveté inhérente à la situation précaire de Char va influer sur sa parole, la ramasser dans la forme épurée de l’aphorisme (le plus souvent), et condenser ainsi une vérité dans la fulgurance de ses images. Les exemples foisonnent, mais c’est sans doute dans l’expression du désespoir que l’aphorisme atteint son paroxysme, en terme de puissance suggestive: «  Les yeux seuls sont encore capables de pousser un cri ». [6]

Ecriture conditionnée par la Résistance, Les Feuillets d’Hypnos, nés selon leur auteur « dans la tension, la colère, la peur, l’émulation, la ruse, le recueillement furtif, l’illusion de l’avenir, l’amitié, l’amour »[7], se lisent aussi comme un témoignage sur la Résistance. Affirmation de  l’abjection nazie (« Il existe une sorte d’homme toujours en avance sur ses excréments »[8]), évocation des difficultés de vie dans le maquis- solitude, trahisons, déceptions, dilemmes- c’est une sombre époque, presque une fin de monde que nous dépeint le poète. Si les exécutions- celles des ennemis ou des compagnons de route- sont le lot quotidien du résistant, la mort, omniprésente et familière, n’est jamais acceptée ou banalisée. Là où le combattant ne peut s’attarder, ni s’émouvoir ou s’indigner, le poète à travers ses notes tisse un linceul pour les victimes de l’ombre : « Tel un perdreau mort, m’est apparu ce pauvre infirme que les Miliciens ont assassiné à Vachères […] un œil arraché, le thorax défoncé, l’innocent absorba cet enfer et leurs rires. »[9]. Mais au-delà du contexte particulier de Char, Les Feuillets d’Hypnos révèlent aussi les interrogations d’un homme devant la propension de ses semblables à se maintenir dans la part des ténèbres, celle des crimes et des bassesses, alors qu’il perçoit en eux une aspiration à la lumière : « Je vois l’homme perdu de perversions politiques, confondant action et expiation, nommant conquête son anéantissement. »[10] L’imperfection humaine ne cessera de nourrir la réflexion : «  Un homme sans défaut est comme une montagne sans crevasse : il ne m’intéresse pas »[11]. Encouragée par la communion avec la Nature et les éléments, la méditation s’étendra aux secrets du monde, à sa terre de Provence dans laquelle le poète va puiser une force quasi animale : « Toute la masse d’arôme de ces fleurs pour rendre sereine la nuit qui tombe sur nos larmes »[12].

Alternance de phases de découragement et d’exhortation à l’action, Les Feuillets nous livrent le portrait d’un homme en mouvement, énergique, combattif. Un homme qui ne plie jamais, révolté originel, irréductible, dont l’humanisme, s’il se trouve parfois altéré par sa douloureuse acuité du réel, est plus souvent revigoré par cette même « lucidité, […] la blessure la plus rapprochée du soleil »[13]. Chant simultané d’espoir et de désillusion, peinture de la barbarie et de la fraternité humaines, Les Feuillets d’Hypnos illustrent bien la conciliation des contraires, héritage héraclitéen revendiqué par René Char, et s’inscrivent logiquement dans le recueil Fureur et mystère, qui paraîtra en 1948, dont ils forment la seconde section. Fureur contre l’oppression, mystère des rouages de l’homme et du monde.

 

Ainsi ce « journal » dépasse-t-il le contexte historique de la Résistance. Bien plus qu’un tableau réaliste des horreurs de la guerre, de la faillite d’une époque, Les Feuillets sont cette parole nocturne tendue par l’urgence, ce rêve qui distille des idéaux, politiques et poétiques.  Dédiés à Albert Camus, ils portent cet espoir indéfectible en l’homme, artisan des temps de paix à venir, et cette foi dans le poète, dont les mots peuvent « changer la vie ». L’écriture fragmentée de Char est cet éclair déchirant l’obscurité des cieux. Chargée de la puissance des orages, elle en répand la lumière en affirmant la nécessité et la vocation de la parole poétique :

« Dans nos ténèbres, il n’y a pas une place pour la Beauté : toute la place est pour la Beauté. »[14]

 

Article publié dans la revue Diptyque, juin 2010

 



[1] Les Feuillets d’Hypnos, in Fureur et mystère, Poésie/Gallimard, note 168

[2] Ibid. Note 194

[3] « Chant du refus, début du partisan », Seuls demeurent, in Fureur et mystère, Poésie/Gallimard.

[4] Les Feuillets d’Hypnos, in Fureur et mystère, Poésie/Gallimard, note 114

[5] Ibid. Note 31

[6] Ibid. Note 104

[7] Ibid. avant propos, page 85

[8] Ibid. Note 28

[9] Ibid. Note 111

[10] Ibid. Note 69

[11] Ibid. Note 32

[12] Ibid. Note 109

[13] Ibid. Note 169

[14] Ibid. Note 237

01/04/2015

100 aphorismes de René Char

 

1: «  La douleur est le dernier fruit immortel de la jeunesse ».

2: «  Ceux qui ont vraiment le goût du néant brûlent leurs vêtements avant de mourir. »

3: «  Ceux là retiendront la fumée qui auront oublié le nuage de la brûlure. »

4: «  Commence à croire que la nuit t'attend toujours. »

5: «  La bêtise aime à gouverner. Lui arracher ses chances. »

6: «  Il faut être l'homme de la pluie et l'enfant du beau temps. »

7: «  A partir de la courge, l'horizon s'élargit. »

8: «  Le chien errant n'atteint pas forcément la forêt. »

9: «  Tout calme est une plainte une fin une joie. »

10: «  Depuis toujours les justes meurent mutilés pour s'être exposés nus au toucher du bien. »

11: «  L'homme fuit l'asphyxie. »

12: «  Dure, afin de pouvoir encore mieux aimer un jour ce que tes mains d'autrefois n'avaient fait qu'effleurer sous l'olivier trop jeune. »

13: «  La rigueur de vivre se rôde sans cesse à convoiter l'exil. »

14: «  Magicien de l'insécurité, le poète n'a que des satisfactions adoptives. Cendre toujours inachevée. »

15: « Homme de la pluie et enfant du beau temps, vos mains de défaite et de progrès me sont également nécessaires. »

16: «  Le poème est l'amour du désir demeuré désir. »

17: «  Etre poète, c'est avoir de l'appétit pour un malaise dont la consommation, parmi les tourbillons de la totalité des choses existantes et pressenties, provoque, au moment de se clore, la félicité. »

18: «  le poète est comme le pauvre: il sait tirer parti de l'éternité d'une olive. »

19: «  Ne t'attarde pas à l'ornière des résultats. »

20: «  Un homme sans défauts est une montagne sans crevasse. »

21: «  L'acte est vierge, même répété. »

22: «  La source est roc et la langue est tranchée. »

23: «  Si l'homme parfois ne fermait pas souverainement les yeux, il finirait par ne plus voir ce qui vaut d'être regardé. »

24: «  Notre héritage n'est précédé d'aucun testament. »

25: « Les plus pures récoltes sont semées dans un sol qui n'existe pas. »

26: «  On ne se bat bien que pour les causes qu'on modèle soi-même et auxquelles on se brûle en s'identifiant. »

27: «  Agir en primitif et prévoir en stratège. »

28: «  Comment se cacher de ce qui doit s'unir à vous? »

29: «  Nous sommes des malades sidéraux incurables auxquels la vie sataniquement donne l'illusion de la santé. »

30: «  L'acquiescement éclaire le visage. Le refus lui donne la beauté. »

31: «  Tu ne peux pas te relire mais tu peux signer. »

32: «  Nous devons surmonter notre rage et notre dégoût, nous devons les faire partager, afin d'élever et d'élargir notre action comme notre morale. »

33: «  Les yeux seuls sont encore capables de pousser un cri. »

34: «  On ne fait pas un lit aux larmes comme à un visiteur de passage. »

35: «  L'éternité n'est guère plus longue que la vie. »

36: «  Je n'écrirai pas de poème d'acquiescement. »

37: «  Vous tendez une allumette à votre lampe et ce qui s'allume n'éclaire pas. C'est loin, très loin de vous, que le cercle s'illumine. »

38: «  Nous sommes pareils à ces crapauds qui dans l'austère nuit des marais s'appellent et ne se voient pas, ployant à leur cri d'amour toute la fatalité de l'univers. »

39: «  A tous les repas pris en commun, nous invitons la liberté à s'asseoir. La place demeure vide mais le couvert est mis. »

40: «  La jeunesse tient la bêche. Ah! Qu'on ne l'en déssaisisse pas! »

41: «  Serons-nous plus tard semblables à ces cratères où les volcans ne viennent plus et où l'herbe jaunit sur la tige. »

42: «  J'aime ces êtres tellement épris de ce que leur coeur imagine la liberté qu'ils s'immolent pour éviter au peu de liberté de mourir. »

43: «  Accumule puis distribue. Sois la partie du miroir de l'univers la plus dense, la plus utile et la moins apparente. »

44: «  Tiens vis à vis des autres ce que tu t'es promis à toi-même. Là est ton combat.

45: «  Le fruit est aveugle. C'est l'arbre qui voit. »

46: «  Pour qu'un héritage soit réellement grand, il faut que la main du défunt ne se voie pas. »

47: «  La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil. »

48: «  Les cendres du froid sont dans le feu qui chante le refus. »

49: «  Les enfants réalisent ce miracle adorable de demeurer des enfants et de voir par nos yeux. »

50: «  Sommes-nous voués à n'être que des débuts de vérité? »

51: «  C'est quand tu es ivre de chagrin que tu n'as plus de chagrin que le cristal. »

52: «  Le doute se trouve à l'origine de toute grandeur. »

53: «  Enfonce-toi dans l'inconnu qui creuse. Oblige-toi à tournoyer. »

54: «  L'homme est capable de faire ce qu'il est incapable d'imaginer. Sa tête sillonne la galaxie de l'absurde. »

55: «  Dans nos ténèbres, il n'y a pas une place pour la beauté. Toute la place est pour la beauté.»

56: «  Comment vivre sans inconnu devant soi? »

57: «  Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience. »

58: «  Ne te courbe que pour aimer. Si tu meurs, tu aimes encore. »

59: «  Rien ne m'obsède que la vie. »

60: «  La vérité attend l'aurore à côté d'une bougie. »

61: « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder, ils s'habitueront. »

62: «  Au plus fort de l'orage, il y a toujours un oiseau pour nous rassurer. »

63:  «  Il faut souffler sur quelques lueurs pour faire de la bonne lumière. Beaux yeux brûlés parachèvent le don. »

64: «  Ne te plains pas de vivre plus près de la mort que les mortels. »

65: «  Nous grandissons en révolte ouverte aussi furieusement contre ce qui nous entraîne que contre ce qui nous retient. »

66: «  Imite le moins possible les hommes dans leur énigmatique maladie de faire des noeuds. »

67: «  On ne bâtit multiformément que sur l'erreur. C'est ce qui nous permet de nous supposer, à chaque renouveau, heureux. »

68: «  Pourquoi le champ de la blessure est-il de tous le plus prospère? »

69: «  Comme il est beau ton cri qui me donne ton silence! »

70: «  On naît avec les hommes, on meurt inconsolé parmi les dieux. »

71: «  Le réel, quelquefois désaltère l'espérance. C'est pourquoi, contre toute attente, l'espérance survit. »

72: «  Les oiseaux libres ne souffrent pas qu'on les regarde. Demeurons obscurs, renonçons à nous, près d'eux. »

73: «  La poésie vit d'insomnie perpétuelle. »

74: «  Nous n'avons qu'une seule ressource avec la mort: faire de l'art avant elle. »

75: «  La réalité ne peut être franchie que soulevée. »

76: «  Ne regardez qu'une fois la vague jeter l'ancre dans la mer. »

77: «  L'essentiel est ce qui nous escorte, en temps voulu, en allongeant la route.  C'est aussi une lampe sans regard, dans la fumée.»

78: «  Si tu cries, le monde se tait: il s'éloigne avec ton propre monde. »

79: «  Donne toujours plus que tu ne peux reprendre. Et oublie. Telle est la voie sacrée. »

80: «  Les vraies victoires ne se remportent qu'à long terme et le front contre la nuit. »

81: «  Plus il comprend, plus il souffre. Plus il sait, plus il est déchiré. Mais sa lucidité est à la mesure de son chagrin et sa ténacité à celle de son désespoir. »

82: « La liberté se trouve dans le coeur de celui qui n'a cessé de la vouloir, de la rêver, l'a obtenue contre le crime. »

83: «  Notre sommeil était un loup entre deux attaques. »

84: «  Quand le masque de l'homme s'applique au visage de la terre, elle a les yeux crevés. »

85: «  Etre au monde est une belle oeuvre d'art qui plonge ses artisans dans la nuit. »

86: «  Nous n'excellons à nous refaire qu'en y ajoutant à chaque fois plus d'enfer. »

87: «  Rester honnête même bafoué c'est vivre au plus profond de soi la liberté. »

88: «  Les femmes sont amoureuses et les hommes sont solitaires. Ils se volent mutuellement la solitude et l'amour. »

89: «  Les esclaves ont besoin d'esclaves pour afficher l'autorité des tyrans. »

90: «  L'attraction terrestre m'aura été peu douloureuse en comparaison de l'attraction humaine. »

91: «  Le rêve, cette machine à fortifier le présent. »

 92: «  On ne partage pas ses gouffres avec autrui, seulement des chaises. »

93: «  Si nous habitons un éclair, il est le coeur de l'éternel. »

94: «  A la seconde où tu m'apparus, mon coeur eut tout le ciel pour l'éclairer. Il fut midi à mon poème. Je sus que l'angoisse dormait. »

95: «  Tout ce qui se dérobe sous la main est, ce soir, essentiel. L'inaccompli bourdonne l'essentiel.»

96: «  Les mots qui vont surgir devant nous savent ce que nous ignorons d'eux. »

97: «  Certains jours il ne faut pas craindre de nommer les choses impossibles à décrire. »

98: «  La parole soulève plus de terre que le fossoyeur ne le peut. »

99: «  L'essentiel est sans cesse menacé par l'insignifiant. »

 

100: «  Il faut intarissablement se passionner, en dépit d'équivoques découragements et si minimes que soient les réparations. »

23/10/2012

De la "consolation dérisoire" de Créon à "la consolation impossible à rassasier" de Stig Dagerman...

Dernièrement, nous nous sommes interrogés sur "leçon de vie et de bonheur" donnée par Créon à Antigone, et le fait qu'il faudrait accepter de la vie qu'elle ne soit qu'une "consolation dérisoire". Une réfexion qui m'a amenée à vous parler de ce très grand texte de Stig Dagerman que je vous reproduis ici:

"Je suis dépourvu de foi et ne puis donc être heureux, car un homme qui risque de craindre que sa vie soit une errance absurde vers une mort certaine ne peut être heureux. Je n’ai reçu en héritage ni dieu, ni point fixe sur la terre d’où je puisse attirer l’attention d’un dieu : on ne m’a pas non plus légué la fureur bien déguisée du sceptique, les ruses de Sioux du rationaliste ou la candeur ardente de l’athée. Je n’ose donc jeter la pierre ni à celle qui croit en des choses qui ne m’inspirent que le doute, ni à celui qui cultive son doute comme si celui-ci n’était pas, lui aussi, entouré de ténèbres. Cette pierre m’atteindrait moi-même car je suis bien certain d’une chose : le besoin de consolation que connaît l’être humain est impossible à rassasier.

 En ce qui me concerne, je traque la consolation comme le chasseur traque le gibier. Partout où je crois l’apercevoir dans la forêt, je tire. Souvent je n’atteins que le vide mais, une fois de temps en temps, une proie tombe à mes pieds. Et, comme je sais que la consolation ne dure que le temps d’un souffle de vent dans la cime d’un arbre, je me dépêche de m’emparer de ma victime.

Qu’ai-je alors entre mes bras ?

Puisque je suis solitaire : une femme aimée ou un compagnon de voyage malheureux. Puisque je suis poète : un arc de mots que je ressens de la joie et de l’effroi à bander. Puisque je suis prisonnier : un aperçu soudain de la liberté. Puisque je suis menacé par la mort : un animal vivant et bien chaud, un cœur qui bat de façon sarcastique. Puisque je suis menacé par la mer : un récif de granit bien dur.

Mais il y a aussi des consolations qui viennent à moi sans y être conviées et qui remplissent ma chambre de chuchotements odieux : Je suis ton plaisir – aime-les tous ! Je suis ton talent – fais-en aussi mauvais usage que de toi-même ! Je suis ton désir de jouissance – seuls vivent les gourmets ! Je suis ta solitude – méprise les hommes ! Je suis ton aspiration à la mort – alors tranche !

Le fil du rasoir est bien étroit. Je vois ma vie menacée par deux périls : par les bouches avides de la gourmandise, de l’autre par l’amertume de l’avarice qui se nourrit d’elle-même. Mais je tiens à refuser de choisir entre l’orgie et l’ascèse, même si je dois pour cela subir le supplice du gril de mes désirs. Pour moi, il ne suffit pas de savoir que, puisque nous ne sommes pas libres de nos actes, tout est excusable. Ce que je cherche, ce n’est pas une excuse à ma vie mais exactement le contraire d’une excuse : le pardon. L’idée me vient finalement que toute consolation ne prenant pas en compte ma liberté est trompeuse, qu’elle n’est que l’image réfléchie de mon désespoir. En effet, lorsque mon désespoir me dit : Perds confiance, car chaque jour n’est qu’une trêve entre deux nuits, la fausse consolation me crie : Espère, car chaque nuit n’est qu’une trêve entre deux jours.

Mais l’humanité n’a que faire d’une consolation en forme de mot d’esprit : elle a besoin d’une consolation qui illumine. Et celui qui souhaite devenir mauvais, c’est-à-dire devenir un homme qui agisse comme si toutes les actions étaient défendables, doit au moins avoir la bonté de le remarquer lorsqu’il y parvient. Personne ne peut énumérer tous les cas où la consolation est une nécessité.

Personne ne sait quand tombera le crépuscule et la vie n’est pas un problème qui puisse être résolu en divisant la lumière par l’obscurité et les jours par les nuits, c’est un voyage imprévisible entre des lieux qui n’existent pas. Je peux, par exemple, marcher sur le rivage et ressentir tout à coup le défi effroyable que l’éternité lance à mon existence dans le mouvement perpétuel de la mer et dans la fuite perpétuelle du vent. Que devient alors le temps, si ce n’est une consolation pour le fait que rien de ce qui est humain ne dure – et quelle misérable consolation, qui n’enrichit que les Suisses !

Je peux rester assis devant un feu dans la pièce la moins exposée de toutes au danger et sentir soudain la mort me cerner. Elle se trouve dans le feu, dans tous les objets pointus qui m’entourent, dans le poids du toit et dans la masse des murs, elle se trouve dans l’eau, dans la neige, dans la chaleur et dans mon sang. Que devient alors le sentiment humain de sécurité si ce n’est une consolation pour le fait que la mort est ce qu’il y a de plus proche de la vie – et quelle misérable consolation, qui ne fait que nous rappeler ce qu’elle veut nous faire oublier !

Je peux remplir toutes mes pages blanches avec les plus belles combinaisons de mots que puisse imaginer mon cerveau. Etant donné que je cherche à m’assurer que ma vie n’est pas absurde et que je ne suis pas seul sur la terre, je rassemble tous ces mots en un livre et je l’offre au monde. En retour, celui-ci me donne la richesse, la gloire et le silence. Mais que puis-je bien faire de cet argent et quel plaisir puis-je prendre à contribuer au progrès de la littérature – je ne désire que ce que je n’aurai pas : confirmation de ce que mes mots ont touché le cœur du monde. Que devient alors mon talent si ce n’est une consolation pour le fait que je suis seul – mais quelle épouvantable consolation, qui me fait simplement ressentir ma solitude cinq fois plus fort !

Je peux voir la liberté incarnée dans un animal qui traverse rapidement une clairière et entendre une voix qui chuchote : Vis simplement, prends ce que tu désires et n’aie pas peur des lois ! Mais qu’est-ce que ce bon conseil si ce n’est une consolation pour le fait que la liberté n’existe pas – et quelle impitoyable consolation pour celui qui s’avise que l’être humain doit mettre des millions d’années à devenir un lézard !

 Pour finir, je peux m’apercevoir que cette terre est une fosse commune dans laquelle le roi Salomon, Ophélie et Himmler reposent côte à côte. Je peux en conclure que le bourreau et la malheureuse jouissent de la même mort que le sage, et que la mort peut nous faire l’effet d’une consolation pour une vie manquée. Mais quelle atroce consolation pour celui qui voudrait voir dans la vie une consolation pour la mort !

Je ne possède pas de philosophie dans laquelle je puisse me mouvoir comme le poisson dans l’eau ou l’oiseau dans le ciel. Tout ce que je possède est un duel, et ce duel se livre à chaque minute de ma vie entre les fausses consolations, qui ne font qu’accroître mon impuissance et rendre plus profond mon désespoir, et les vraies, qui me mènent vers une libération temporaire. Je devrais peut-être dire : la vraie car, à la vérité, il n’existe pour moi qu’une seule consolation qui soit réelle, celle qui me dit que je suis un homme libre, un individu inviolable, un être souverain à l’intérieur de ses limites.

 Mais la liberté commence par l’esclavage et la souveraineté par la dépendance. Le signe le plus certain de ma servitude est ma peur de vivre. Le signe définitif de ma liberté est le fait que ma peur laisse la place à la joie tranquille de l’indépendance. On dirait que j’ai besoin de la dépendance pour pouvoir finalement connaître la consolation d’être un homme libre, et c’est certainement vrai. A la lumière de mes actes, je m’aperçois que toute ma vie semble n’avoir eu pour but que de faire mon propre malheur. Ce qui devrait m’apporter la liberté m’apporte l’esclavage et les pierres en guise de pain.

Les autres hommes ont d’autres maîtres. En ce qui me concerne, mon talent me rend esclave au point de pas oser l’employer, de peur de l’avoir perdu. De plus, je suis tellement esclave de mon nom que j’ose à peine écrire une ligne, de peur de lui nuire. Et, lorsque la dépression arrive finalement, je suis aussi son esclave. Mon plus grand désir est de la retenir, mon plus grand plaisir est de sentir que tout ce que je valais résidait dans ce que je crois avoir perdu : la capacité de créer de la beauté à partir de mon désespoir, de mon dégoût et de mes faiblesses. Avec une joie amère, je désire voir mes maisons tomber en ruine et me voir moi-même enseveli sous la neige de l’oubli. Mais la dépression est une poupée russe et, dans la dernière poupée, se trouvent un couteau, une lame de rasoir, un poison, une eau profonde et un saut dans un grand trou. Je finis par devenir l’esclave de tous ces instruments de mort. Ils me suivent comme des chiens, à moins que le chien, ce ne soit moi. Et il me semble comprendre que le suicide est la seule preuve de la liberté humaine.

Stig dagerman.jpgMais, venant d’une direction que je ne soupçonne pas encore, voici que s’approche le miracle de la libération. Cela peut se produire sur le rivage, et la même éternité qui, tout à l’heure, suscitait mon effroi est maintenant le témoin de mon accession à la liberté. En quoi consiste donc ce miracle ? Tout simplement dans la découverte soudaine que personne, aucune puissance, aucun être humain, n’a le droit d’énoncer envers moi des exigences telles que mon désir de vivre vienne à s’étioler. Car si ce désir n’existe pas, qu’est-ce qui peut alors exister ?

Puisque je suis au bord de la mer, je peux apprendre de la mer. Personne n’a le droit d’exiger de la mer qu’elle porte tous les bateaux, ou du vent qu’il gonfle perpétuellement toutes les voiles. De même, personne n’a le droit d’exiger de moi que ma vie consiste à être prisonnier de certaines fonctions. Pour moi, ce n’est pas le devoir avant tout mais : la vie avant tout. Tout comme les autres hommes, je dois avoir droit à des moments où je puisse faire un pas de côté et sentir que je ne suis pas seulement une partie de cette masse que l’on appelle la population du globe, mais aussi une unité autonome.

Ce n’est qu’en un tel instant que je peux être libre vis-à-vis de tous les faits de la vie qui, auparavant, ont causé mon désespoir. Je peux reconnaître que la mer et le vent ne manqueront pas de me survivre et que l’éternité se soucie peu de moi. Mais qui me demande de me soucier de l’éternité ? Ma vie n’est courte que si je la place sur le billot du temps. Les possibilités de ma vie ne sont limitées que si je compte le nombre de mots ou le nombre de livres auxquels j’aurai le temps de donner le jour avant de mourir. Mais qui me demande de compter ? Le temps n’est pas l’étalon qui convient à la vie. Au fond, le temps est un instrument de mesure sans valeur car il n’atteint que les ouvrages avancés de ma vie.

Mais tout ce qui m’arrive d’important et tout ce qui donne à ma vie son merveilleux contenu : la rencontre avec un être aimé, une caresse sur la peau, une aide au moment critique, le spectacle du clair de lune, une promenade en mer à la voile, la joie que l’on donne à un enfant, le frisson devant la beauté, tout cela se déroule totalement en dehors du temps. Car peu importe que je rencontre la beauté l’espace d’une seconde ou l’espace de cent ans. Non seulement la félicité se situe en marge du temps mais elle nie toute relation entre celui-ci et la vie.

Je soulève donc de mes épaules le fardeau du temps et, par la même occasion, celui des performances que l’on exige de moi. Ma vie n’est pas quelque chose que l’on doive mesurer. Ni le saut du cabri ni le lever du soleil ne sont des performances. Une vie humaine n’est pas non plus une performance, mais quelque chose qui grandit et cherche à atteindre la perfection. Et ce qui est parfait n’accomplit pas de performance : ce qui est parfait œuvre en état de repos. Il est absurde de prétendre que la mer soit faite pour porter des armadas et des dauphins. Certes, elle le fait – mais en conservant sa liberté. Il est également absurde de prétendre que l’homme soit fait pour autre chose que pour vivre. Certes, il approvisionne des machines et il écrit des livres, mais il pourrait tout aussi bien faire autre chose. L’important est qu’il fasse ce qu’il fait en toute liberté et en pleine conscience de ce que, comme tout autre détail de la création, il est une fin en soi. Il repose en lui-même comme une pierre sur le sable.

Je peux même m’affranchir du pouvoir de la mort. Il est vrai que je ne peux me libérer de l’idée que la mort marche sur mes talons et encore moins nier sa réalité. Mais je peux réduire à néant la menace qu’elle constitue en me dispensant d’accrocher ma vie à des points d’appui aussi précaires que le temps et la gloire. Par contre, il n’est pas en mon pouvoir de rester perpétuellement tourné vers la mer et de comparer sa liberté avec la mienne. Le moment arrivera où je devrai me retourner vers la terre et faire face aux organisateurs de l’oppression dont je suis victime. Ce que je serai alors contraint de reconnaître, c’est que l’homme a donné à sa vie des formes qui, au moins en apparence, sont plus fortes que lui. Même avec ma liberté toute récente je ne puis les briser, je ne puis que soupirer sous leur poids.

Par contre, parmi les exigences qui pèsent sur l’homme, je peux voir lesquelles sont absurdes et lesquelles sont inéluctables. Selon moi, une sorte de liberté est perdue pour toujours ou pour longtemps. C’est la liberté qui vient de la capacité de posséder son propre élément. Le poisson possède le sien, de même que l’oiseau et que l’animal terrestre. Thoreau avait encore la forêt de Walden – mais où est maintenant la forêt où l’être humain puisse prouver qu’il est possible de vivre en liberté en dehors des formes figées de la société ?

Je suis obligé de répondre : nulle part. Si je veux vivre libre, il faut pour l’instant que je le fasse à l’intérieur de ces formes. Le monde est donc plus fort que moi. A son pouvoir je n’ai rien à opposer que moi-même – mais, d’un autre côté, c’est considérable. Car, tant que je ne me laisse pas écraser par le nombre, je suis moi aussi une puissance. Et mon pouvoir est redoutable tant que je puis opposer la force de mes mots à celle du monde, car celui qui construit des prisons s’exprime moins bien que celui qui bâtit la liberté. Mais ma puissance ne connaîtra plus de bornes le jour où je n’aurai plus que le silence pour défendre mon inviolabilité, car aucune hache ne peut avoir de prise sur le silence vivant.

Telle est ma seule consolation. Je sais que les rechutes dans le désespoir seront nombreuses et profondes, mais le souvenir du miracle de la libération me porte comme une aile vers un but qui me donne le vertige : une consolation qui soit plus qu’une consolation et plus grande qu’une philosophie, c’est-à-dire une raison de vivre."

Notre besoin de consolation est impossible à rassasier (1952) Stig DAGERMAN (1923-1954) Traduit du suédois par Philippe Bouquet, Actes Sud 1981 pour la traduction française. 

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